Nous reproduisons ici la tribune que nous signons pour Libération au sujet des réformes en cours sur le lobbying à l’Assemblée nationale.
En septembre 2011, en pleine tourmente Mediator, des proches du laboratoire Servier sont soupçonnés d’avoir expurgé le rapport d’une mission parlementaire au Sénat. En février 2012, le bureau de l’Assemblée nationale sanctionne Thierry Costes pour usage abusif des badges d’accès au Parlement offerts par un député. En octobre 2012, le commissaire européen Dalli démissionne suite à des soupçons de corruption et trafic d’influence sur un dossier lié à l’industrie du tabac. Ces découvertes de pratiques peu scrupuleuses liées au lobbying contribuent à alimenter la défiance à l’égard de nos institutions. Elles montrent qu’il est nécessaire pour notre démocratie de s’équiper d’outils de contrôle et de transparence des activités d’influence.
Rappelons d’abord qu’il est essentiel dans une démocratie que chaque citoyen, du chef d’entreprise à l’ouvrier, en passant par le militant associatif, puisse exprimer son point de vue et faire valoir ses attentes à ses représentants. Les discussions en France autour de la loi HADOPI, du Mariage pour tous, du mouvement des « pigeons » ou dans une moindre mesure de la réforme bancaire, ont montré que la sphère de l’influence s’est étendue, et ce notamment grâce à l’appropriation par les citoyens des outils numériques. Les parlementaires n’étant pas experts de l’ensemble du spectre législatif, il est normal qu’ils consultent les parties concernées pour voter des lois plus en phase avec la réalité de la société.
Il demeure que ce dialogue entre pouvoirs publics et société civile doit être encadré. Bien souvent aujourd’hui, les seuls groupes d’intérêts influents sont ceux qui utilisent, en toute opacité, des méthodes déloyales comme le mensonge, l’accès privilégié, le trafic d’influence ou la corruption. Outre-atlantique, suite à l’envoi en 1935 par un petit groupe de lobbyistes au service de grandes compagnies de centaines de télégrammes de prétendus « citoyens », une loi fédérale a imposé dès 1946 la création d’un registre des lobbyistes, contenant des informations sur leurs activités d’influence, leurs clients et leurs revenus.
En France, ce n’est qu’en 2009 que l’Assemblée nationale a tenté de réguler ce phénomène, en publiant une liste des quelques lobbyistes ayant obtenu le privilège d’accéder librement à ses couloirs. Comme l’étude que nous avons menée avec Transparency International l’avait montré, ce système était non pluraliste, opaque et discrétionnaire.
Pour y remédier, le député Christophe Sirugue a récemment proposé, dans un rapport commandé par la présidence de l’Assemblée, de remplacer le système existant par un registre ouvert à tous les acteurs souhaitant faire valoir leur opinion auprès des parlementaires. L’inscription à ce registre sera conditionnée à la déclaration des sources de financement des organisations et de leurs activités, et la publication de ces informations en ligne pour tous, députés comme citoyens. À cette proposition s’ajoutent diverses mesures pour plus de transparence et de contrôle : interdire l’accès des lobbyistes à la salle des quatre colonnes, imposer la publication de la liste des auditionnés au sein de chaque rapport, ou encore faire la lumière sur l’organisation, par des lobbyistes, de colloques dans l’enceinte de l’institution. En s’engageant à accepter cette réforme, le Bureau de l’Assemblée a ouvert la voie de la transparence.
Les plus fortes ambitions restent malheureusement lettre morte. Une importante proposition a notamment été écartée : le député Sirugue proposait en effet de rendre publics les arguments présentés par les lobbyistes aux députés, ce qui aurait facilité l’identification, pour les citoyens et les chercheurs, de l’origine des mesures discutées au Parlement. Le nouveau registre souffre par ailleurs d’une sérieuse faiblesse : l’absence de contrôle des lobbyistes. L’expérience américaine a montré qu’une régulation du lobbying peu contraignante crée un système inefficace, le peu de lobbyistes s’étant effectivement inscrits ayant souvent fourni des informations farfelues. Le principe de l’inscription volontaire alors adopté avait eu raison d’un outil pourtant prometteur en matière de transparence, le rendant totalement inopérant. En 1995, une nouvelle loi rend finalement obligatoire l’inscription et le dépôt des rapports d’activités des lobbyistes sur le site du Congrès.
Ce dispositif n’acquière son efficacité réelle que par la suite, lorsque des citoyens réunis au sein de la Sunlight Foundation automatisent la collecte et la republication en ligne des informations sur les lobbyistes, afin de les diffuser au plus grand nombre. En agrégeant, historisant et simplifiant la visualisation des actions et dépenses des lobbyistes, ces outils rendent les mécanismes d’influence enfin plus compréhensible à tous, du journaliste au simple citoyen. Cette expérience montre qu’une politique efficace de transparence ne peut reposer sur la seule base d’une inscription volontaire et d’informations parcellaires. C’est pourtant là encore le choix du Parlement français. Déjà en 1993, lorsque le président Seguin mettait fin au système anticonstitutionnel du « vote de groupe », toujours en vigueur au Sénat, permettant à un député de voter pour plusieurs centaines de ses collègues absents, la réforme fut acceptée sous la condition expresse que les citoyens n’accèdent qu’à des informations partielles sur les scrutins supposés publics. Le citoyen ne peut aujourd’hui pas savoir quels députés ont physiquement voté lors d’un scrutin public, ni donc le sens réel de leurs votes.
Si nos députés ne veulent pas perdre un demi-siècle, comme aux États-Unis, en laissant se développer des pratiques opaques peu valorisantes pour la démocratie, ils doivent se mobiliser en s’engageant pour une vraie transparence. Ils doivent exiger que le détail des scrutins publics auxquels ils participent soient rendus publics à tous. Il doivent également refuser de rencontrer des lobbyistes absents du registre officiel. C’est la condition nécessaire pour que tous les lobbyistes – think tanks, industriels, ONGs ou citoyens – se plient aux exigences de transparence qu’une grande démocratie moderne, telle que la France, est en droit d’exiger.