Nous reproduisons sous les vidéos ci-dessous le texte que nous avons pu présenter mercredi 26 juin 2013 aux sénateurs de la Commission des lois lors de notre audition conjointe au Sénat avec Transparency International France et Anticor. Les amendements que nous avons soumis aux sénateurs pour corriger et améliorer les textes adoptés par l’Assemblée nationale sont par ailleurs disponibles ici :
http://www.regardscitoyens.org/documents/notes/20130626-RegardsCitoyens-LoiTransparence-Sénat-PJLO12-688-PJL12-689.pdf
Monsieur le Président de la commission des lois, Mesdames les sénatrices, Messieurs les sénateurs,
Tout d’abord, nous souhaitons vous remercier de recevoir notre association. Regards Citoyens, entièrement constitué de bénévoles, travaille depuis 2009 à valoriser l’action des élus au parlement au travers d’initiatives comme NosSénateurs.fr ou NosDéputés.fr. En réutilisant les données publiques liées au Parlement, et en suivant par le menu l’activité des élus, nous avons pu constater l’importance démocratique que revêt la transparence des prises de décisions publiques. Ayant pu identifier des manquements en la matière, nous avons formulé, dès l’annonce des travaux du gouvernement, un ensemble de 10 propositions. Les débats de l’Assemblée nationale nous ont permis de les formaliser, au travers d’un certain nombre d’amendements, et de pointer différents problèmes qui nous sont apparus sur les textes. Tous n’ayant pas été entendus, nous comptons aujourd’hui sur la sagesse du Sénat pour s’y intéresser.
Nous tenons avant tout à saluer les progrès déjà accomplis. Les avancées des deux projets de lois en termes de contrôle des intérêts et patrimoines des responsables publics sont indéniables. La Commission pour la transparence financière de la vie politique avait beaucoup de mal à travailler jusqu’alors, les moyens juridiques et les outils d’investigation mis à la disposition de la future Haute Autorité de la Transparence devraient lui permettre d’assurer un contrôle efficace des déclarations de patrimoines et d’intérêts de près de 7000 décideurs publics. Si certains peuvent s’alarmer de ce nombre, il apparaît en fait tout à fait raisonnable, en comparaison des dizaines de milliers de comptes de campagne, examinés lors de chaque élection par la Commission nationale des comptes de campagnes et des financements politiques, commission au fonctionnement non permanent. En munissant la Haute Autorité, de moyens humains semblables par le mécanisme de rapporteurs, le texte corrige efficacement les lacunes de fonctionnement rencontrées par l’actuelle Commission.
Comme nous l’avons suggéré, le texte prévoit également un mécanisme d’alertes citoyennes, par lequel tout électeur sera en mesure de faire remonter ses observations à la Haute Autorité. Il nous semble cependant que la restriction de ce mécanisme d’envoi d’observations aux seuls électeurs pourrait être levée, et étendue à l’ensemble des citoyens. Alors que la volonté du législateur était ici de limiter l’accès aux seuls votants, la notion d’électeurs ne garantit en fait pas la participation active à la démocratie d’un citoyen. Elle alourdit en revanche considérablement la procédure. Une carte d’électeur ne suffit en effet pas, car il faudra prendre contact avec les services municipaux du citoyen pour vérifier s’il est toujours inscrit sur les listes électorales.
Nous pensons également que le mécanime d’alertes pourrait être mieux mis en œuvre sous la forme de demande d’avis, plutôt que de simple envois d’observations. Des avis garantiraient en effet au citoyen le suivi de ses requêtes. La notion de conflit d’intérêts est une notion complexe pour les élus comme pour les citoyens : si la Haute Autorité n’assure pas un dialogue équilibré entre les deux parties, dans le sens d’une meilleure compréhension de ces conflits, nous craignons qu’elle ne permette pas de rétablir la confiance entre les citoyens et leurs représentants.
Divers progrès ont également vu le jour au Palais Bourbon, notamment concernant l’encadrement financier des micro-partis, la reconnaissance légale des collaborateurs parlementaires, l’encadrement des activités professionnelles des membres du Conseil Constitutionnel, ou encore l’obligation pour les parlementaires de mentionner, au sein de leurs déclarations d’intérêts, les cadeaux qu’ils ont reçus.
Ces progrès s’accompagnent cependant d’un certain nombre de reculs au regard des ambitions premières exprimées par le Président de la République et le Gouvernement. À commencer par la question éponyme de la transparence elle-même. Le débat de ces dernières semaines montre que la transparence ne doit pas être vécue comme une punition : c’est un effort démocratique, qui vise à lever les suspicions et à restaurer la confiance. Placer des barrières entre les citoyens et les élus ne dissuade absolument pas la suspicion. Cela réduit en revanche considérablement la marge d’action, qui permettrait de valoriser les élus et leur travail. En ne réservant l’accès aux deux types de déclarations qu’à une partie seulement des citoyens, le système proposé sert aujourd’hui plus le voyeurisme que la transparence démocratique.
Le texte nous semble donc améliorable sur 4 axes majeurs : la publication de l’évolution des patrimoines, la large publicité pour réutilisation des déclarations d’intérêts, la transparence de la Haute Autorité elle-même, ainsi que les éléments de transparence démocratique non abordés à ce jour dans le texte, comme l’encadrement du lobbying ou la publicité des scrutins publics.
Concernant les patrimoines, nous nous sommes exprimés à Regards Citoyens depuis le début, contre la publication des déclarations de situation patrimoniale. Il nous semble en effet que l’important les concernant, est d’assurer qu’elles soient les plus précises et détaillées possibles, afin de permettre à la Haute Autorité de réaliser un contrôle efficace. Cela suppose donc d’inclure à ces déclarations de nombreux éléments liés aux patrimoines de la famille et des proches. En conséquence, soit le respect de la vie privée serait très difficile à assurer, si l’ensemble de ces informations étaient rendues publiques, soit les informations seraient parcellaires et incomplètes, ne permettant pas à la Haute Autorité de réaliser son travail de contrôle. Dans tous les cas, nous pensons que leur publication ne présenterait qu’un intérêt démocratique très faible pour le citoyen, au prix d’une importante intrusion dans la vie privée des élus. C’est pourquoi nous défendons une solution intermédiaire, proposée par plusieurs députés de la majorité lors des débats à l’Assemblée mais malheureusement rejetée : il s’agit de la publication par la Haute Autorité, non des déclarations de patrimoine, mais de leurs bilans d’évolution suite au contrôle réalisé, contrôle qui pourrait être reconduit à intervalles réguliers en cours de mandat, et non uniquement en fin de mandat.
Concernant les déclarations d’intérêts, il est essentiel que celles-ci soient publiées sans barrière : centrales au rétablissement de la confiance des citoyens envers leurs représentants, ces déclarations doivent permettre de s’assurer que les décisions publiques sont prises de manière indépendante. La large publication doit donc inclure à la fois l’accès et la réutilisation par tous, journalistes comme citoyens. Cet objectif, répété par le ministre comme par de nombreux parlementaires, n’est malheureusement aujourd’hui pas garanti.
Au contraire des déclarations d’intérêt des sénateurs, précurseurs puisqu’ils les rendent déjà publiques en ligne sur le site du Sénat depuis plusieurs années, celles des députés sont aujourd’hui enfermées dans un coffre fort de l’Assemblée nationale. Les récentes réformes dans le domaine de la santé laissent préjuger de la prolongation d’une situation similaire : suite à l’affaire du Mediator notamment, le précédent gouvernement avait souhaité procéder, avec l’aval manifeste de l’opposition d’alors, à une large opération de transparence du monde de la santé. Ils ont ainsi imposé la publication des déclarations d’intérêts des membres des autorités de santé, telles que l’Agence Nationale de sécurité du Médicament ou la Haute Autorité de la Santé. Pourtant, suite aux avis de la CNIL, ces déclarations restent aujourd’hui quasiment inaccessibles, ou tout au moins inutilisables.
Alors même que la volonté du législateur était bien la publication large de ces informations pour leur usage citoyen ou journalistique, la CNIL a estimé dans son avis que les déclarations publiques d’intérêts contiennent des informations confidentielles, et qu’il fallait en conséquence les retrancher derrières des barrières techniques, visant à empêcher leur réutilisation : certaines sont ainsi cachées aujourd’hui derrière des « captcha » (ces petits codes que l’on tape dans son navigateur pour assurer que l’utilisateur est bien un être un humain). La collecte automatisée de ces informations est pourtant nécessaire à l’évaluation, non de situations personnelles, mais d’effets globaux manifestant, par exemple, la sur-représentation d’un intérêt. La CNIL est même allée jusqu’à proposer de publier ces informations sous la forme d’images, et non de données ou de documents informatiques, rendant ainsi toute réutilisation impossible. De surcroît, cet avis de la CNIL est responsable d’une rupture d’égalité entre citoyens, en ne respectant pas la loi de 2005 « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » : en effet, les personnes en situation de handicap visuel, qui consultent Internet à l’aide de mécanismes de conversion en braille des textes informatiques, se retrouvent exclues de la citoyenneté par l’impossibilité d’accéder à ces déclarations du fait de ces barrières techniques.
De l’aveu du rapporteur à l’Assemblée, la CNIL a déjà manifesté son souhait de s’exprimer à nouveau, sur les futures déclarations d’intérêts faites à la Haute Autorité de la Transparence. Le déploiement de mesures techniques similaires pourrait susciter l’annihilation des efforts de transparence souhaités par le législateur.
Nous proposons donc, afin d’empêcher la répétition de ce fâcheux précédent, de spécifier explicitement dans le texte que les informations contenues dans les déclarations d’intérêts rendues publiques sur le site de l’Autorité, doivent être réutilisables au sens de la loi CADA de 1978 pour l’accès aux documents administratifs, voire qu’elles le soient dans des formats ouverts réutilisables au sens de la libération des données publiques, ou Open Data, réaffirmée la semaine passée au G8 par le Président de la République. Cette proposition d’amendement, défendue par plusieurs groupes de la majorité comme de l’opposition, et ayant recueilli l’avis favorable du ministre, a finalement été rejetée à l’Assemblée suivant un avis défavorable du rapporteur, au prétexte d’une réserve d’interprétation liée une rédaction jugée imprécise. Nous l’avons donc reprécisé au sein des différentes propositions d’amendements, que nous adresserons, dès demain, aux membres de la commission des lois du Sénat.
Outre le problème de transparence des déclarations d’intérêts, il nous semble que le texte souffre d’un second problème de taille : celui de la transparence de la Haute Autorité de la Transparence elle-même. Au vu des principes de transparence édictés par la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, fondement de la Constitution de 1958, il nous semble anormal que l’intégralité des activités de la Haute Autorité soit exclue du champ de l’accès aux documents administratifs prévu par la loi CADA. Aucune autre institution, même l’autorité de la concurrence, n’est aujourd’hui ainsi exclue d’une loi aussi importante. S’il est normal que le texte prévoit une confidentialité des documents d’enquêtes menées par l’Autorité, les informations liées au fonctionnement et aux activités de la Haute Autorité, ainsi que les réponses faites aux sollicitations du gouvernement sur l’évolution de la loi ou la réglementation du lobbying seront ainsi des informations non communicables au citoyen. Il nous semble donc plus raisonnable de limiter l’exclusion du champ de la loi CADA aux seuls documents d’enquêtes liés à la vérification des déclarations d’intérêts et de patrimoine.
Concernant la publicité des votes des parlementaires, nous estimons que la discussion de textes sur la transparence de la vie publique est une occasion en or pour traiter ce problème au sein des deux assemblées, qu’il s’agisse de rendre enfin publics à l’Assemblée les positions de vote de chaque député lors des scrutins dits publics, ou d’assurer pour le Sénat le bon respect de l’ordonnance de 1958 régissant le mécanisme des délégations de vote. Ayant déjà eu l’occasion lors de la réforme du règlement de décembre 2011 de voir débattue cette question, malheureusement alors rejetée par les sénateurs de l’actuelle majorité au Palais du Luxembourg, nous ne nous attarderons pas plus sur ce point aujourd’hui, et nous restons naturellement disponibles pour repréciser cette question par ailleurs.
Nous aimerions en revanche, avant de conclure notre intervention, nous pencher sur la question de l’encadrement et de la transparence du lobbying.
Longtemps ignorée ou taboue en France, il nous semble en effet que la question du lobbying se montre aujourd’hui incontournable à la lumière de l’actualité. Le volet pharmaceutique de l’affaire Cahuzac, la mise en examen d’une ancienne sénatrice et d’un lobbyiste avec lequel elle avait l’habitude de travailler, l’exclusion à l’Assemblée nationale de Thierry Coste, ou encore l’émotion suscitée par le documentaire de France 2 sur la proximité entre lobbyistes du Tabac, parlementaires et hauts fonctionnaires, montrent que la France ne peut continuer à ignorer les problèmes posées par l’absence de régulation du lobbying. C’est le sens de l’Appel que nous avons initié avec des lanceurs d’alerte, journalistes et organisations nationales et internationales comme Anticor, Corporate Europe Observatory ou Irène Frachon. Plus de 200 organisations européennes nous ont depuis apporté leur soutien.
Si le Sénat comme l’Assemblée ont édicté un code de déontologie et un registre public, le pouvoir exécutif ne s’est pas encore saisi du problème. Un récent sondage montre pourtant que 60% des décideurs publics trouvent que les entreprises privées n’agissent pas de manière assez transparente lorsqu’elles souhaitent influencer la décision publique. Nous avons proposé pour ces raisons, que la Haute Autorité de la Transparence soit chargée de la tenue d’un registre public, dans lequel tous les acteurs réalisant du lobbying, y compris des associations comme la notre, auront l’obligation de s’inscrire et de déclarer leurs intérêts, actions, dépenses et clients.
Facile à mettre en place et non contraignant pour les acteurs publics, ce mécanisme existe de plus déjà dans de nombreuses démocraties comme les États-Unis ou le Québec, et l’Union Européenne se dirige également vers son adoption. Le sondage TNS Sofrès que nous citions précédemment illustre le degré de maturité des décideurs publics en la matière : une large majorité souhaite en effet la création d’un tel outil, qui rendrait la transparence de l’activité des lobbyistes obligatoire.L’effort pour administrer ou contrôler les lobbyistes devrait être modeste pour la Haute Autorité au regard de ses autres responsabilités de contrôle. Le lobbying étant une activité concurrentielle et exposée médiatiquement, la publicité du registre permettrait à la société civile d’aider la Haute Autorité pour détecter les acteurs qui ne respectent pas ces règles. Cette solution reste enfin compatible avec la liberté de chaque institution d’édicter ses propres règles d’interaction vis à vis des représentants d’intérêts.
Voilà, monsieur le président, mesdames les sénatrices et messieurs les sénateurs, les propositions que Regards Citoyens souhaitait porter à votre connaissance afin d’assurer, grâce à cette réforme, une véritable transparence démocratique. Nous vous remercions pour votre attention.