Nous reproduisons ici la tribune que nous signons pour Libération au sujet de la pratique anticonstitutionnelle des votes de groupe au Sénat.
Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, le Sénat français cultive depuis plusieurs décennies une tradition bien singulière et contraire aux termes de la Constitution : le vote de groupe.
Lorsqu’un scrutin public a lieu dans l’hémicycle, on assiste à un petit manège aux accents théâtraux : tour à tour, un représentant de chaque groupe sénatorial dépose dans une urne les votes de l’ensemble des membres de son groupe. Une telle scène serait inimaginable à l’Assemblée nationale, où l’on vote chacun à sa place à l’aide de boutons sur les pupitres : imaginons donc un député courir dans les rangs pour appuyer sur les boutons de chacun de ses collègues absents… Au Sénat, alors que nombre de votes se déroulent en petits comités, les résultats affichent presque toujours chambre comble et l’ensemble des sénateurs est considéré comme votant ; y compris des parlementaires n’ayant parfois pas la moindre idée de la teneur du vote en question.
L’article 27 de la Constitution est pourtant clair : «Le droit de vote des membres du Parlement est personnel. La loi organique peut autoriser exceptionnellement la délégation de vote. Dans ce cas nul ne peut recevoir délégation de plus d’un mandat.» Un parlementaire peut donc porter au plus deux voix lors d’un vote, le sien et celui d’un collègue. Le nombre total de votants ne devrait jamais dépasser le double des parlementaires effectivement présents dans l’hémicycle. En opposition flagrante avec la Constitution, la coutume du vote de groupe permet néanmoins aux résultats des scrutins sénatoriaux de recenser les votes de la quasi-totalité des parlementaires, alors que les vidéos des débats montrent la participation d’une minorité de sénateurs pour la plupart des scrutins.
Cette anomalie technique a déjà été dénoncée par l’opposition de gauche auprès du Conseil constitutionnel en 1986 et 2010. La Cour constitutionnelle avait alors considéré avec bienveillance cette tradition, estimant qu’il ne lui avait pas été possible d’établir si le vote par délégation de certains parlementaires avait été contraire à leur souhait ni si le résultat du scrutin en aurait été changé. Pourtant, à deux reprises, fin 2009 et 2010, des vice-présidents du Sénat se sont retrouvés dans la situation ubuesque de devoir valider des votes réalisés par erreur par des sénateurs. C’est ce que les sénateurs ont appelé une pignardise, du nom du nouvel arrivant d’alors, Jacques Pignard, qui avait voté par erreur pour l’ensemble des sénateurs du groupe centriste un amendement supprimant le projet de redécoupage des circonscriptions électorales. Le texte dans son ensemble avait ainsi été rejeté, alors même que les sénateurs du groupe centriste exprimaient vainement leur ahurissement face au refus de prendre en compte cette erreur manifeste. Si ces anecdotes se sont résolues sans autre conséquence qu’un ralentissement du processus législatif, elles illustrent l’absurdité d’une situation amenant la haute assemblée du Parlement français à jouer avec les limites de la Constitution par pure tradition.
Cette anomalie réglementaire soulève également une question démocratique plus large : le citoyen peut-il savoir quels textes ont été votés par ses représentants et s’ils se sont déplacés pour telle ou telle occasion ? La publication précise des votes avec le détail des délégations serait un gage de transparence majeur de la part du Sénat.
C’est avec courage que l’Assemblée nationale a fait le choix en 1993, sous la présidence de Philippe Séguin, de mettre un terme définitif à la pratique archaïque du vote de groupe au Palais-Bourbon.
La réforme du règlement débattue aujourd’hui même au palais du Luxembourg donne à la nouvelle majorité une opportunité historique de moderniser le fonctionnement de l’institution en corrigeant cette anomalie démocratique. Le Sénat pourrait ainsi se mettre enfin, tout simplement, en conformité avec les termes de la Constitution de notre République.